jeudi 11 novembre 2010

De Nicolas BERDIAEFF sur la mystique allemande et Jacob Boehme en particulier...


La mystique allemande est un des plus grands événement dans l'histoire de l'esprit. Eckhart, Tauler, Weigel, Jacob Boehme, Angelus Silésius poussent la théologie apophatique jusqu'à des conclusions extrêmes qu'on ne trouve encore ni chez le pseudo-Denys, ni chez les mystiques médiévaux. Le début de ce processus spirituel est marqué par la distinction eckhartienne entre
Gottheit et Gott, dont les conséquences constitueront l'intuition fondamentale de la mystique et de la métaphysique allemandes. Contrairement à la pensée grecque, la pensée allemande admet à la base de l'être un principe irrationnel, conceptuellement indéfinissable - le Mystère, l'Ungrund. Théologiquement, cette découverte signifie que ce qui apparaît à la connaissance cataphatique comme Gott est Gottheit pour la connaissance apophatique. Gottheit, c'est-à-dire un au-delà de l'être, un au-delà de la personne, une profondeur inexprimable d'où nait Dieu. La connaissance de Dieu ne peux donc être que symbolique, non rationnelle. Les mystiques en ont toujours témoigné en s'appuyant sur une expérience spirituelle. La dogmatique chrétienne n'est qu'un symbole de l'expérience spirituelle. Elle se livre à une objectivation de l'esprit qui ne peut être reconnue comme vérité dernière. Les mystiques vont plus loin, mais ils n'usent pas de concepts ; pour communiquer leur expérience aux autres hommes, ils recourent à des symboles et à des mythes. On ne peut conceptualiser rationnellement ni la Gottheit d'Eckhart ni l'Ungrund de Jacob Boehme, seul un concept limite est possible, indiquant le mystère qui le dépasse. La mystique allemande déduit de la théologie apophatique que le Néant Divin ou l'Absolu ne peut être le Créateur du monde. La Gottheit ne crée pas, on ne peut concevoir en elle aucun mouvement, rien qui ressemble à notre monde ; on ne peut user ici d'aucune analogie. Créateur et créature sont des termes corrélatifs, correspondants à des catégories ultérieures de la théologie cataphatique. Le Dieu-Créateur apparaît en même temps que la créature et disparaît avec elle. On pourrait dire que Dieu n'est pas l'Absolu. Le Dieu-Créateur, le Dieu-personne, le Dieu qui entre en contact avec le monde et l'homme ne peut être pensé avec ce détachement total qui est nécessaire pour élaborer le concept limite de l'Absolu. Dieu est concret. Le Dieu manifesté est corrélatif à l'homme et au monde. C'est le Dieu biblique, le Dieu de la Révélation. L'Absolu est au contraire l'ultime mystère. On est ainsi amené à l'affirmation en deux actes : 1) Dieu, le Dieu de la Trinité, se réalise dans l'éternité, en sortant du Néant divin, de la Gottheit, de l'Ungrund ; 2) Dieu, le Dieu de la Trinité, crée le monde. Il existe donc dans l'éternité un processus théogonique - la naissance de Dieu. La Création du monde, le rapport de Dieu à l'homme sont la Révélation du drame divin et de l'éternité. Nul n'a su l'exprimer d'une façon aussi géniale que Jacob Boehme et rien n'est plus éloigné du panthéisme.


in ESPRIT et REALITE de Nicolas Berdiaeff,
aux excellentes éditions Aubier-Montaigne,
Paris en l'année 1943.